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Voici quelques unes des règles de vie que ma mère m’a enseignée avant que je ne prenne mon envol dans ce monde: comment séparer mon linge correctement ; comment gérer mon chéquier; comment préparer vite fait bien fait la viande rouge de mille et une façons. Les autres règles, je les ai apprises sur le tas, par instinct de survie : comment négocier le loyer, comment négocier une augmentation de salaire ; comment négocier l’échec d’une relation, les cœurs brisés désespérés, la prise de conscience métaphysique que l’on meurt ; et comment négocier un tarif raisonnable avec le psychothérapeute.
Il y a certaines règles, toutefois, qui sont souvent délaissées par les discours publics. On doit généralement cela à notre propre susceptibilité sur les sujets tels que les maladies mentales, la pauvreté, la faiblesse sexuelle et – ce que je voudrais exposer dans cet essai – le célibat , ou plus particulièrement être un hôte célibataire.
Entrer dans un restaurant un vendredi soir, seule, demander une table pour une personne, savourer le menu complet accompagné de vin, et attendre son expresso entourée de tables occupées par des groupes d’amis bruyants ou (encore pire) d’amoureux éperdus s’offrant mutuellement de la glace italienne à la petite cuillère – dîner seule avec élégance et dignité requiert un talent digne du grand art. Votre mère ne vous l’a jamais appris. Probablement parce qu’elle n’avait jamais envisagé qu’à un certain moment dans votre vie, vous seriez seule. Si vous n’êtes pas seule ou ne l’avez jamais été, vous le serez un jour. Et si vous l’êtes déjà, bienvenue au club. Le but de cet essai est de revendiquer le fait de dîner seule et de rejeter les croyances culturelles qui nous poussent à passer une autre soirée isolée à manger des burritos réchauffés au micro-onde tout en regardant le dernier des The Jeffersons à la télé.
Je dois admettre qu’il y a peu de choses auxquelles je prends plus plaisir que de partager un dîner entre amis, à la maison ou au restaurant. C’est un tourbillon de conversations et de rires, le souvenir du bon vieux temps, les palais sont ravies et comblés. Dîner avec un amant est généralement légèrement plus fort sur l’échelle de Richter des dîners agréables. Il s’y ajoute le fait d’être pouponné et servi par les serveurs, ne nous laissant ainsi que le temps de nous concentrer sur notre histoire d’amour entre deux bouchées de porc Mu Shu. Mais il y a des moments dans la vie où je suis loin de mes amis et encore plus loin du fait d’avoir un amoureux. C’est dans ces moments là que je refuse obstinément de laisser tomber le plaisir épicurien auquel je peux véritablement m’adonner toute seule : manger. Pourquoi ne pas aller au restaurant toute seule ? Je ne me souviens plus de la première fois où je l’ai fait, et je l’ai fait de nombreuses fois depuis, mais mon expérience m’amène à penser que le dîner en solitaire provoque un panaché de sentiments d’anxiété au plus profond des gens. Que ce soit par peur («ce pourrait être moi un jour ? »), par pitié (« Quelle pauvre fille ! ») ou par soulagement (« Merci mon Dieu, au moins je suis fiancée à Bobby ! »), la plupart des gens préfèreraient que les jeunes femmes célibataires dînent toutes seules dans l’intimité de leur maison, plutôt qu’en public. Quoiqu’il en soit, je refuse tout sacrifice pour soulager les angoisses des autres. De façon à contourner subtilement une telle discrimination contre les dîneurs en solo, nous devons d’abord apprendre à la reconnaître.
Tout d’abord, lorsque je dîne seule je rencontre certaines réactions récurrentes. Elles n’ont, j’en suis sûre, que pour seul objectif de m’en décourager. La plupart de ces réactions sont les symptômes de ce que j’appelle la « célibatophobie », ou encore « peur irrationnelle des personnes indépendantes participant seules à des activités sociales ». Un dîner pendant lequel je vais être victime de la célibatophobie débute généralement de la sorte :
Hôte: Une table pour…?
Moi : une personne, s’il vous plait.
Hôte: (relevant les sourcils d’un air sceptique) D’ac-coooord . . . par ici, s’il vous plait.
(L’hôte me fait alors traverser la salle déserte lumineuse du restaurant pour me présenter une table bancale dans un coin sombre près de la cuisine.)
Moi : Ne pourrais-je pas avoir l’une de ces tables en devant? Je préférerais ne pas être dans un coin sombre.
Hôte: Je suis désolé mais ces tables sont réservées pour des soirées avec deux personnes ou plus.
(Ce qu’il veut vraiment dire, c’est que ces tables sont réservées pour les gens ayant des amis et une vie sociale, et que ces gens dînent dans des restaurants pour prendre du bon temps en compagnie d’autres personnes. Pour maintenir cette ambiance festive, ils me relèguent au coin.)
Moi: Très bien.
(Je suis assise. Le serveur prend ma commande près de vingt minutes après. Il ne revient que deux fois de plus pour me servir et pour prendre mon chèque. Il ignore facilement mes signes hystériques pour demander plus d’eau, mes « excusez-moi » polies mais décidés et se concentre sur un autre endroit de la pièce lors de ses brefs passages entre les cuisines et la salle de restaurant. Je sais ce qu’il pense, j’ai moi-même travaillé dans la restauration : quelqu’un qui dîne seul, c’est un petit pourboire.)
Pourquoi la célibatophobie envahi-t-elle notre culture ? Peut-être peut-on accusé les coupables habituels: magasines, MTV, les boys bands du Top 50 chantant leur amour éternel aux jeunes filles pubères, la culture urbaine des bars (gay et hétéro), les comédies romantiques avec leurs fins sans surprise, des publicités aux arguments stupides. Mais quelques soient les raisons, le but du jeu est de ne pas être seul. Les couples dépensent beaucoup d’argent en étant en couple. Appelez ça une théorie capitaliste de l’amour moderne ou trouvez moi juste aigrie, mais quelle qu’en soit l’explication, le phénomène culturel de l’anti-seul prévaut dès que j’essaie de prendre plaisir et de m’offrir un dîner au restaurant, seule.
Par exemple, un jour, lorsque j’étais à New York, j’ai passé une semaine en SDF au Lucky Wagon, un bouiboui tenant lieu d’hôtel entre Chinatown et Little Italy. A ce moment là, j’avais avec moi un sac à dos énorme rempli de tous mes biens, un travail dans un pseudo magasine glamour me payant assez pour survivre, et une folle détermination à ne pas finir dans la East River. Ma chambre de cinq par dix avait été réhabilitée et n’avait pas de télé pour étouffer ces voix dans ma tête qui me disaient « Comment en es-tu arrivée à être au plus bas? ». J’ai essayé de radoucir mes angoisses en allant dîner sur Mulberry Street, ce piège à touriste grouillant de vie avec ces petits restaurants italiens. J’y ai choisi une petite trattoria car ils y servaient mon plat préféré, penne all’arrabiata — « les pâtes de l’affamé » pour une fille affamée.
Le serveur m’installa à une table dans un coin, bien sûr, puisque j’étais la seule personne solitaire dans cette pièce pleine de dîners d’anniversaire et de groupes de touristes japonais. Il était beau, un jeune italiano américain, il s’appelait Anthony, et il passa un moment à blaguer et à rigoler en ma compagnie. Puis, il demanda à la salle entière en un éclat de voix : « pourquoi dînez-vous toute seule ? » J’ai haussée les épaules, l’embarras et le vin me faisant rougir. « Nous sommes samedi soir et vous êtes seule? Qu’est-ce qui vous arrive, votre petit ami ne vous accompagne pas? » J’ai commencé à expliqué que je n’avais pas de petit ami pour m’accompagner, que je n’avais jamais eu de petit ami à New York, que j’étais vraiment seule, mais j’ai réalisé qu’il ne me croirait pas. C’est à ce moment là que j’ai commencé à comprendre à quel point l’angoisse de dîner seul était ancrée dans la culture américaine. Ça n’a même pas traversé l’esprit d’Anthony que j’étais un être libre, indépendant, dînant seul.
Ne vous y méprenez pas, je ne suis pas une sorte de misanthrope gourmande revendiquant une attitude anti-sociale. Je reconnais ce besoin humain de sentir de l’amour et de l’affection. Mais je pense aussi qu’il est bénéfique pour une jeune femme de prendre conscience de sa relation au monde et des circonstances qui lui font ressentir et vivre ce que nos amis les Existentialistes appellent l’angoisse, ou le sentiment de désespoir et d’aigreur. La vision de l’appartement d’une fille désespérée et aigrie, ce sont des nuits et des nuits de burritos congelés et de sitcoms vus et revus à la télé. Puis il y a l’épiphanie: la prise de conscience que dans toute vie digne de ce nom, il y a des prises de risques et des avancées du destin, et il y a inévitablement des moments où il n’y a que moi, et c’est une bonne chose. Je le célébrerai en m’invitant moi-même en tant qu’hôte préféré pour un délicieux dîner.
En écartant toutes ces affirmations personnelles, je voudrais adresser quelques conseils et dévoiler quelques techniques pour les parties intéressées sur « comment dîner seule avec élégance et plaisir».
• Tout d’abord, le dîner que vous allez prendre détermine si oui ou non vous allez amener de la lecture pour vous distraire. Je pense que toute collation ou déjeuner est l’occasion de lire le journal, un bon livre, un magasine ou autre. Si vous oubliez d’amener quelque chose, ne commencez en aucun cas à feuilleter les pages de votre organiser, prétendant que vous prenez des notes sur votre mini calendrier ; c’est révélateur que vous n’êtes pas du tout à l’aise à l’idée de dîner seule et que vous voulez absolument paraître occupée. Au contraire, finissez calmement votre repas et occupez vous en observant fixement les gens et en écoutant ouvertement les conversations des autres. C’est divertissant et je vous garantie que vous aurez l’air intrigante.
• Si vous dînez dans un restaurant plus raffiné, vous pouvez envisager des divertissements plus sophistiqués, comme boire abondamment. J’aime fumer dans les restaurants avec terrasse extérieure. Soyez prudente tout de même, ne buvez ni ne fumer pas trop avant que votre dîner soit servi ; vous pourriez vous rendre malade et ça ferait désordre.
• L’un des jeux auxquels j’aime jouer de temps en temps lorsque je dîne dans un établissement des plus raffinés est celui du “critique culinaire”. Mettez vous sur votre trente-et-un pour ce repas. A divers moments clef du dîner (après avoir goûter le vin et après chaque première bouchée de chaque plat), prenez un calepin et un stylo et griffonnez quelques notes. Appelez votre répondeur chez vous depuis votre portable et prétendez que vous planifier l’après-dîner. Glissez quelques noms de bars chics et de personnalités dès que c’est possible. Si je fais bien mon boulot, j’arrive en général à soutirer un dessert gratuit et la boisson gratuite. C’est génial !
Avant d’en finir, j’aimerais souligner quelque chose de très important dont il faut constamment se souvenir: vous n’êtes pas vraiment seule. Bien sûr, la table est pour une personne et il n’y a qu’un vase et un bouquet de fausses fleurs dans pour vous accueillir. Mais qui a dit que vous ne pouviez pas parler avec un bouquet de fleurs ? Les gens parlent bien tout le temps à leurs plantes et à leurs animaux — pourquoi serait-ce si bizarre de parler à des objets inanimés ? Hier soir, j’ai eu une brève conversation lors du dîner et ça a donné ceci :
Moi: Bonjour Monsieur Pizza! Je dois vous manger maintenant!
Une conversation un peu pauvre, je l’admets, mais tout aussi spontanée et plaisante néanmoins. Si vous préférez, les dîners en solo sont une bonne occasion de ressusciter nos amis imaginaires de l’enfance et de rattraper le temps perdu en leur compagnie. Pendant les repas en solo, j’aime repenser aux disputes avec des amis ou d’anciens amants, perfectionnant la réplique sans faille qui m’aurait évité de perdre la face à ce moment là. Toutefois, je dois faire attention à ne pas argumenter tout fort, car j’ai tendance à me laisser emporter et à mettre mes voisins de table mal à l’aise. Ce que je veux vous dire, c’est que lorsque vos dînez seule, ne sous-estimez jamais le plaisir de votre propre compagnie, et soyez fière d’y prendre plaisir. Et lorsque tout le reste échoue, il reste toujours ces petites voix dans votre tête…
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